Evitons le malentendu : elle n’est pas de ces intellectuels qui reprochent bêtement aux spectateurs de « regarder 22 crétins en short courir après un ballon ». Sa démarche est constructive. Un peu comme je m’interroge avec sincérité sur la passion que vouent certains à des formes d’art qui ne me parlent pas, elle cherche à comprendre comment quelqu’un de ma classe et de mon talent peut consacrer une partie de son temps, et même de ses réflexions, au football. C’est pourquoi elle m’interroge sur des règles qui lui paraissent absurdes avec l’envie sincère que je lui montre qu’elles ne le sont pas et que donc je mérite encore son estime. Ce n’est plus une petite fille, elle a cessé de croire son oncle sur parole, et pour la convaincre je dois développer une argumentation solide. Exercice toujours profitable mais parfois difficile. Surtout s’agissant du mécanisme du carton jaune et du carton rouge.

Nous sommes devant un match de la Coupe du Monde (Brésil – Côte d’Ivoire, match du groupe G). Un joueur vient de commettre une faute et il reçoit un avertissement.
- Ce carton jaune c’est ce qui symbolise l’avertissement ?
- Oui. Il vient sanctionner une faute grave ou une répétition de fautes. Si le joueur en prend un deuxième il reçoit un carton rouge, il est viré. Il n’est pas remplacé ils finiront le match à 10.
- Ok. Donc le mec qui a été averti il est censé faire plus attention.
- Tout à fait.
- Donc il va jouer avec moins d’engagement, il risque d’être moins efficace.
- Oui (là je suis un peu étonné qu’elle s’intéresse autant à cet aspect des choses).
- Je veux dire qu’un homme averti n’en vaut pas deux. Au contraire.
- Hahaha (là j’ai compris. Ma nièce n’a pas beaucoup de défauts mais elle ne recule pas devant un mauvais jeu de mots).

Autre question, toujours judicieuse :
- Mais si à la fin du match le joueur averti n’a pas eu de deuxième carton jaune, le premier n’aura servi à rien ?
- En fait si : si en plus du carton jaune reçu dans ce match il en a déjà reçu un autre lors du match précédent, il ne pourra pas jouer le match suivant. Son équipe jouera bien à 11, mais sans lui.
- Tu veux dire que l’arbitre de ce match va influer sur la composition de l’équipe pour un autre match ?
- En quelque sorte, oui.
- Et ça ne te choque pas que l’intervention de l’arbitre ne se limite pas au seul match qu’il dirige ?
- Bin non (mais en réalité, mis devant la question je suis obligé de reconnaître que en fait si).
- Je suis désolée mais c’est pas normal. C’est contre nature. L’impact de son action doit se limiter à son domaine d’intervention et donc à ce match. Et là ça déborde.
- Mouais (j’en suis réduit à une argumentation un peu sommaire, et j’ai bien peur d’être rapidement mis en défaut).
- Pour que les vaches soient bien gardées le gendarme doit respecter les limites de sa juridiction. Si sa frontière n’est pas bien fermée le pire est à craindre. D’ailleurs c’est de là que vient l’expression « Ouvrir la boîte du pandore ».
- Hahaha (elle est incorrigible. Mais je suis rassuré, tout cela c’était pour de rire).
- Sans blague (zut, c’était pas pour de rire), réparer une faute commise dans ce match par une sanction appliquée au match suivant, c’est limite débile, non ?
- En fait oui (j’aurais bien fait une dernière tentative en plaidant qu’il ne s’agissait pas de réparer mais de sanctionner, avec l’effet dissuasif attaché à la sanction, mais en allant trop loin dans la mauvaise foi je n’aurais pas amélioré mon image. De fait, elle a bien relevé une anomalie de fond avec cette décision arbitrale qui s’applique sur un autre match).
- Et je suppose que parfois même la sanction doit jouer contre l’équipe qui a été victime de la faute, non ?
- Eh bien oui, en fait tu as tout à fait raison (je renonce à mettre ma crédibilité en péril pour défendre cette règle idiote, je décide de tout avouer). Là par exemple, si un Brésilien se prend un carton jaune et est suspendu pour le match suivant contre le Portugal, non seulement ça ne dédommage en aucune façon les Ivoiriens pour la faute qu’ils ont subie, mais c’est même pire. Finalement ça leur nuit, puisque le Brésil sera ainsi affaibli contre le Portugal, avec qui la Côte d’Ivoire est à la lutte pour la deuxième place.
- C’est donc une sanction qui finalement pénalise la victime.
- Je suis obligé de reconnaître que oui.
- Eh bien je suis désolée mais ce système de méta-sanction c’est débile.
- Le mot est un peu fort.
- Lequel, méta-sanction ou débile ?
- Les deux, en fait.
- Je ne pense pas, je suis même sure que comme tous les règlements contre nature, ce mécanisme de cartons jaunes cumulatifs doit sans doute induire des comportements pervers.

Et là je dois reconnaître qu’elle est très forte. Je ne peux que lui confirmer qu’effectivement on a vu des joueurs commettre volontairement des fautes passibles d’un carton jaune, afin de « purger » leur compte. Le but est d’être suspendu pour le prochain match, éventuellement sans enjeu, mais d’être présent avec certitude pour le suivant, plus important. Comportement grotesque, conséquence directe d’une règle que son regard neuf et sans concession fait apparaître pour ce qu’elle est : une vraie connerie.

Vient alors la question qui tue :
- Je suppose qu’un règlement aussi stupide a dû susciter bien des protestations. Comment a réagi l’AFIFA ? (Malgré ses questions pertinentes je maintiens qu’elle ne connaît rien au foot. Je suis sûr que quand on lui parle de « la FIFA », elle fait le rapprochement avec l’Aziza et entend donc « l’AFIFA ». Je n’ai pas de preuve, mais ça me fait plaisir de le croire.)
- En fait, aussi bizarre que cela puisse paraître, ce point de règlement ne fait pas vraiment l’objet de contestations.
- Ah bon ? Mais c’est pourtant très con comme règle. Comment ça se fait que personne ne la conteste ?
- J’avoue que je ne sais pas.
- La seule hypothèse valable, c’est que les autres règles sont encore plus cons.

Et là j’ai dû détourner la conversation pour l’empêcher de pousser plus loin son raisonnement.