"Comme vous le savez tous, je reste fidèle au programme Ă©laborĂ© il y a soixante-huit ans par le Conseil National de la RĂ©sistance. Certes, les raisons de s’indigner dans le monde complexe d’aujourdhui peuvent paraĂ®tre moins nettes qu’au temps du nazisme. Certes. Mais cherchez et vous trouverez : la musique assourdissante dans les restaurants, les reprises sacrilèges de standard du rock par des DJs basĂ©s Ă Ibiza, les batteries de nos portables vides au moment oĂą nous en avons le plus besoin, le sujet des sans-papiers Ă©galement : l’imprimante qui est sans papier alors que nous devons imprimer d’urgence un billet d’avion pour St-tropez, etc…, en sont la dĂ©monstration.
Mais le sujet dans le monde qui m’indigne le plus aujourd’hui, c’est l’insupportable footballophobie qui règne en France.
On pouvait légitimement espérer que l’ignoble stigmatisation du football et de ses amateurs ferait une pause pendant l’Euro. Il n’en est rien. Encouragé par un climat, il faut bien le dire, nauséabond, il semble au contraire que la footballophobie se déchaîne.
L’observatoire de la footballophobie vient de publier son rapport annuel. Il est accablant. Il faut le lire en entier pour réaliser l'ampleur du travail qui reste à accomplir si l'on veut débarrasser notre société de ce fléau. Le rapport recense pas moins de 213 incidents footballophobes dans la première quinzaine du mois de juin, pour le seul seizième nord. Des zones entières de notre territoire, le 7ème arrondissement de Paris, St Germain des Prés, sont littéralement gangrénées par ce mal, à tel point qu’un supporter de football habillé d’un simple maillot du PSG, d’Arsenal ou de Barcelone, ne peut s’y promener tranquillement sans essuyer d'affreux regards moqueurs.
La lecture du rapport est terrible. Les insultes footballophobes vont du mĂ©prisant « Ah bon toi tu aimes le foot ? » jusqu’au terrible et blessant « Pourquoi ne donne-t-on pas un ballon Ă chaque joueur, ce serait plus facile ? ».
On signale plusieurs cas de torture, comme cet anniversaire de mariage, qui tombait, comme par hasard, le 11 juin, au moment de France-Angleterre. Des cas de harcèlement professionnel Ă©galement : dans une grande entreprise du CAC 40, un pot de dĂ©part a Ă©tĂ© organisĂ© mercredi 13 juin au soir par un cadre dirigeant. Celui-ci a osĂ© dire Ă ses Ă©quipes : « il n’y a pas de match important, j’ai regardĂ© le calendrier de l'Euro, c'est juste Allemagne-Hollande (1) ».
Le rapport fait Ă©galement le point sur un sujet tabou : ces français qui s’expatrient parce qu’ils ne supportent plus d’être stigmatisĂ©s. On peut lire, par exemple, le terrible tĂ©moignage de Jean-Baptiste Poquelin (2). « J’ai dĂ©cidĂ© de quitter la France en rentrant chez moi, tard, après un diner chez des amis Ă Neuilly. A table, les gens avaient parlĂ© pendant des heures, de leurs vacances, de ValĂ©rie Trierweiller, des meilleures Ă©tudes pour leurs enfants. LassĂ©, j’ai enfin abordĂ© les vrais sujets ; je leur ai demandĂ© comment ils expliquaient la renaissance d’Archavine avec l’équipe de Russie, et s’ils ne pensaient pas que Modric, le gĂ©nial meneur croate, pourrait ĂŞtre la grande vedette de l’Euro. Le croyez-vous ? Il me fut rĂ©pondu : « qui est Modric ? ». Ce soir lĂ , j’ai compris que je n’en pouvais plus, il fallait que je m'en aille. »
D'autres souhaitent que leurs enfants puissent vivre en pleine lumière leur amour du football. Pierre Corneille (2) raconte : "dès les poussins, on moquait la passion de mon fils, supporter de Brandao, on le traitait de remplaçant, de douzième homme".
Ces exilés d’un nouveau genre s’installent au Brésil, en Argentine, en Espagne, en Angleterre. Ils sont de plus en plus nombreux. Le Dalai Lama, à qui j'en parlais justement hier soir au téléphone, en a été extrêmement préoccupé.
Alors, oui, indignez-vous ! Combattez la footballophobie !
Je propose deux axes de lutte.
D’une part, durcir les sanctions, aujourd’hui trop légères et peu appliquées.
« Ca va, tu ne vas quand mĂŞme pas mourir si tu rates un match. » 6 mois ferme.
« Quel intĂ©rĂŞt cela prĂ©sente-t-il de regarder 22 mecs en short qui courent après un ballon?». 2 ans ferme.
D’autre part, Ă©duquer, expliquer. Organisons des voyages scolaires au stade Sanchez Pizjuan de SĂ©ville, pour que nos enfants comprennent les grandes tragĂ©dies de notre histoire, et y soient sensibilisĂ©s. Autre initiative : pourquoi ne ferions-nous pas adopter par chaque Ă©colier en CM2, un des 22 joueurs français de la coupe du monde 1982 (3) ?
Je m’adresse directement au Chef de l’Etat et je lui demande : M. le PrĂ©sident, aidez-nous Ă Ă©viter le retour des heures sombres de notre histoire, faites de la lutte contre la footballophobie la grande prioritĂ© de votre quinquenat.
Vive la RĂ©publique, vive l’équipe de France de football !

Stéphane Hessel"

(1) Allemagne – Hollande : pour un footballeur, c’est comme le Vatican pour un chrĂ©tien ! Ah la finale de 1974, et les crachats de Rijkaard sur Völler en 1990 !(ICI)
(2) Les noms ont été changés à la demande des intéressés.
(3) A l'Ă©poque, ils Ă©taient 22, pas encore 23. Pour ma part, je prends Bernard Genghini, son pied gauche magique et sa moustache.